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   Claude Monet

années, que parce qu'on espérait me pincer au tournant du service

militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetée, je me trouverais

suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens

et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres,

et, si je tirais un mauvais numéro, on me laisserait partir.

On se trompait. Les sept années qui paraissaient si dures à tant d'autres

me paraissaient à moi pleines de charmes. Un ami qui était un "chass d'Af"

et qui adorait la vie militaire, m'avait communiqué son enthousiasme et

insufflé son goût d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les

chevauchées san fin au grand soleil, les razzias, le crépitement de la

poudre, les coups de sabre, les nuits dans le désert sous la tente et je

répondis à la mise en demeure de mon père par un geste d'indifférence

superbe. J'amenai un mauvais numéro. J'obtins, sur mes instances, d'être

versé dans un régiment d'Afrique et je partis.

Je passai en Algérie deux années qui, réellement, furent charmantes. Je

voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, à

le rendre. Vous n'imaginez pas à quel point j'y appris et combien ma vision

y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de

lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se

classer : mais le germe de mes recherches futures y était.

Je tombai malade, au bout de deux ans, très gravement. On m'envoya me

refaire au pays. Les six mois de convalescence s'écoulèrent à dessiner et à

peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout

miné que je fusse par la fièvre, mon père se convainquit qu'aucune volonté

ne me briserait, qu'aucune épreuve n'aurait raison d'une vocation aussi

déterminée, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le

médecin lui avait laissé entrevoir cette éventualité, dans le cas où je

retournerais en Afrique, se décida vers la fin de mon congé à me racheter.

"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois,

sérieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un

maître connu. Si tu reprends ton indépendance, je te coupe sans barguigner

ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'à moitié, mais je

sentis bien qu'il était nécessaire, pour une fois que mon père entrait dans

mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais à

Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'épouser une de

mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte

rendu régulier de mes travaux.

Je débarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'études dont il

se déclara enchanté. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut

canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le

maître rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugréant mon

chevalet dans l'atelier d'élèves que tenait cet artiste célèbre. J'y

travaillai, la première semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant

d'application que de fougue mon étude de nu d'après le modèle vivant que

Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'après,

devant moi, il s'assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda

attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un

air satisfait sa tête grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal

! pas mal du tout, cette affaire-là, mais c'est trop dans le caractère du

modèle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds

énormes : vous les rendez tels quels. C'est très laid, tout ça. Rappelez-

vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours

penser à l'antique. La nature, mon ami, c'est très bien comme élément

d'étude, mais ça n'offre pas d'intérêt. Le style, voyez-vous, il n'y a que

ça".

J'étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi

l'émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l'essence même, la raison

d'être unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas

chez lui. Je ne me sentais pas né pour ercommencer à sa suite les Illusions

perdues et autres balançoires. Alors à quoi bon persister ?

J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille,

je continuai à faire acte de présence, mais le temps d'exécuter d'après le

modèle une pochade, d'assister à la correction..., et je filais. J'avais

trouvé, d'ailleurs, à l'atelier, des compagnopns qui me plaisaient, des

natures qui n'avaient rien de banal. C'étaient Renoir et Sisley, que je ne

devais plus désormais perdre de vue ; c'était Bazille, qui devint aussitôt

mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vécu. Ni les uns

ni les autres ne mainfestaient plus que moi d'enthousiasme pour un

enseignement qui contrariait à la fois leur logique et leur tempérament. Je

leur prêchai immédiatement la révolte. L'exode résolu, on partit, et nous

prîmes un atelier en commun, Bazille et moi.

J'ai oublié de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de

Jongkind. Pendant mon congé de convalescence, un bel après-midi, je

travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pâturait dans

un pré : l'idée me vint de dessiner la bonne bête. Mais la bonne bête était

capriceuse, et, à chaque instant, se déplaçait. Mon chevalet d'une main, ma

sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon

point devue. Mon manège devait être fort drôle car un grand éclat de rire,

derrière moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe.

Mais le colosse était un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous

aide". Et le colosse, à grandes enjambées, rejoint la vache et,

l'empoignant par les cornes, veut la contraindre à poser. La vache, qui

n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est à mon tour, cette fois,

d'éclater. le colosse, tout déconfit, lâche la bête et vient faire la

causette avec moi.

C'était un Anglais de passage, très amoureux de peinture et très au

courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :

- Alors vous faites du paysage, me dit-il.

- Mon Dieu, oui.

- Connaissez-vous Jongkind ?

- Non, mais j'ai vu de sa peinture.

- Qu'en dites-vous ?

- C'est rudement fort.

- Vous êtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ?

- Ah bah ?

- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ?

- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ?

- Je ne l'ai jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé

ma carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec

vous.

L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous

déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein

air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne

cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité

ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de

l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à êtrerecherché

de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop

artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne

savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant

abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là.

Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui,

m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là

l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce

moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive

de mon oeil.

Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y

gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais.

Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un,

accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même

unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu

chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portèrent

mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec

l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du

moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps

perdu dans le plein air.

C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même

Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore

très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla

de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle

n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir

encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi

tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je

m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les

habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se

retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je

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